vendredi 13 novembre 2015

La petite enfance dans l'Europe médiévale et moderne - R. Fossier

Médecine et enfance dans les Pyrénées occidentales françaises au XVIIIe siècle

Christian Desplat


Aujourd'hui contestées, les thèses de Philippe Ariès sur l'enfance et l'enfant n'en demeurent pas moins stimulantes: l'enfance existe-t-elle et depuis quand? Qu'en est-il du rapport affectif et social qui la liait au monde des adultes à l'époque moderne? Même s'il est permis de douter des réponses, la question posée reste pertinente: c'est celle de l'autonomie de l'enfant.
Aux incertitudes du statut affectif, social ou moral du petit enfant correspondent celles de son environnement médical. Pour une majorité (...)

L'enfance entre la vie et la mort

La fragilité de la vie, l'extrême précarité de la petite enfance n'altéraient pas la sensibilité des survivants, au contraire. Né en 1726 dans une famille de petits paysans béarnais, l'abbé Bonnecaze commentait ainsi à la fin de sa vie les circonstances de sa naissance et ses premières années:

"Ma mère et mon père avaient eu un autre enfant mâle, de leur mariage, avant moi. Cet enfant, digne de Dieu, était beau et charmant; mais Dieu l'appela à l'âge de dix huit mois. Mais le Tout-Puissant rempli de bonté les consola bientôt et ma mère fut enceinte de moi. Ma mère eut une grossesse laborieuse et souffrante; elle avait des révolutions d'estomac terribles et ensuite des couches pénibles et amères et tout cela n'était que le prélude de chagrins et inquiétudes que je leur ai causés dans la suite. J'étais fort infirme pendant l'enfance, sujet à la vermine et autres souffrances qui menaçaient ma vie; ma mère faisait dire des messes et des prières pour ma conservation..."

La dramatisation intense, le misérabilisme de cet extrait du Testament politique d'un curé de campagne n'étaient pas qu'artifice de rhétorique; ils soulignent l'acharnement de la vie, la place que tenaient, dans la médecine (...) Le sous-enregistrement ou à tout le moins l'enregistrement collectif et anonyme des jeunes morts s'observe encore au XVIIIe siècle; il est contemporain du témoignage de l'abbé Bonnecaze et il ne faut pas en tirer des conclusions trop hâtives. A Castetpugon, en 1775, 28 enfants décédèrent en l'espace de trois mois et le curé nota dans son registre:

"Etat des enfants morts depuis le 15 février 1775 en la paroisse de Castetpugon jusqu'au 15 may suivant. Tous les susdits enfants ont été enterrés au cimetière des innocents le lendemain de leur décés, hors Jean Langlez aîné, lequel après avoir reçu les sacrements, voire même l'eucharistie comme viatique décéda le 15 mars 1775, âgé d'environ 16 ou 17 ans et fut enterré le lendemain au convoy de ses parents et amis dans la sépulture de ses ancêtres."

De tels recollements ne sont pas rares à la fin du XVIIIe siècle; à Esquiule, à la fin du cahier de 1779 le curé ajoute:

"En outre il y a eu pendant le cours de cette année 19 petits enfants, à savoir 10 garçons et 9 filles qui sont morts et ont été enterrés avec les cérémonies".

Vers la fin de l'Ancien Régime, si l'on s'en tient aux registres paroissiaux, la reconnaissance de l'enfant, l'émotion que suscite son trépas précoce étaient encore modulés par son degré d'intégration à la communauté des chrétiens, par sa participation à la vie sacramentaire. En 1766 encore, le curé de Conchez de Béarn enregistrait ainsi le décès, à quelque jours d'intervalle de trois soeurs:

"Le 16, 18 et le 20 du mois de novembre 1766, moururent de l'esquinancie trois filles légitimes à Pierre Tisneron et à Suzanne Carchet, brassiers, âgées, la première de cinq ans, la seconde de sept et la troisième de 10 à 11 ans; cette dernière fut confessée et reçut le sacrement de l'extrême onction".

Révélateurs d'une sensibilité sélective aux décès des jeunes, les registres paroissiaux offrent quelques ressources sur les causes de cette mortalité. Plusieurs historiens ont tenté, en dehors des crises épidémiques, de mesurer la part des jeunes et de proposer un tableau nosographique.  (...) A Bruges en Béarn, les décès à la suite des couches au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle représentent  2.5% des causes connues de la mortalité; les maladies infectieuses comptent pour 9%; les troubles mortels de l'appareil respiratoire s'élevaient enfin à 18,2%. Pour deux siècles, XVIIe et XVIIIe, la variole a été sans aucun doute possible la plus grande pourvoyeuse de la mort enfantine. En fait, les registres paroissiaux suggèrent deux causes principales pour les décès des jeunes: les suites de couches difficiles, les maladies infectieuses. Mais dans le tableau nososgraphique, leur part, celle des premières surtout parait bien faible. Les recueils de recettes médicales confirment cependant les chiffres des registres paroissiaux. A partir des 200 recettes conservées par l'hôpital Saint-Jean d'Angers, FR. Lebrun n'en dénombre aucune réservée spécifiquement à l'enfance et 4,5% affectées au traitement de la variole. Parmi les 382 recettes recueillies "en faveur des pauvres" par un basco-béarnais du XVIIIe siècle, le chevalier de Béla, 2,9% concernent la grossesse et l'enfance, 8,3% les maladies infectieuses. Au total, il était prévisible que, connaissant mal la mortalité des jeunes avant le XVIIIe siècle, on connut également mal la cause de leur décès. La mortalité en couches, ou suite des couches, doit être appréciée avec prudence. Dans le cas de Bruges où toutes les causes de décès ont été soigneusement relevées par le curé Loustouré, il faut se rendre à l'évidence: les accouchements n'entraînaient pas au XVIIIe siècle l'hécatombe attendue. Mais il est vrai aussi que les exemples de couches qui durent et s'achèvent par la  mort de la mère et de l'enfant ne sont pas rares. D. Magdalene, brugeoise "ayant demué trois jours et davantage en continuel travail d'enfant n'estant pas en estat de recepvoir le saint viactique à raison de la grande inquiètude que luy donnoist les grandes et continuelles tranchées de l'enfantement, dont enfin estant dessédée". A Conchez de Béarn, le 2 novembre 1737 "mourut d'accouches Marie d'Estelhou, âgée de 35 ans ou environ, épouse de Jean Berdeleau vigneron du lieu de Disse; elle étoit venue se confesser et communier six jours auparavant; elle resta quatre jours en travail d'enfant". Les registres de Bruges confirment enfin combien restait incertaine la nature de ces couches tragiques; ils évoquèrent simultanément le  "mal d'accouche - la fausse couche - le soulèvement de la matrice".

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